Madame Brühwiler, commençons avec le decoupling : ce terme est-il un concept derrière lequel se cache plus que simplement le terme anglais pour découplage ?
Claudia Brühwiler: Comme pour de nombreux termes qui sont tout à coup toujours plus utilisés, c’est aussi le cas pour le « decoupling » : ils peuvent signifier différentes choses. Vous trouverez le terme aussi dans des livres de stratégie, parfois il décrit la croissance économique sans pression croissante sur l'environnement, parfois la divergence ou le découplage des standards technologiques. Dans le contexte actuel, « decoupling » nous intéresse avant tout dans le sens de découplage, dissociation des zones économiques.
Restons à la dernière définition : quand cette dernière a-t-elle pris de l’importance en politique ?
Autour de 2007/2008, les économistes du Fonds monétaire international FMI parlaient de « decoupling » lorsque la croissance économique dans certaines régions devenait toujours moins dépendante des évolutions dans d’autres parties du monde. Une étude révèle tout simplement que le terme « decoupling » décrit si et à quel point les marchés émergents dépendent de l’économie américaine. Cette définition remonte à la crise financière d’autrefois où on croyait au début qu’elle toucherait moins certains marchés émergents car ils s’étaient découplés. Il avait aussi été spéculé pour savoir si les États BRIC, le Brésil, la Russie, l’Inde et la Chine pouvaient se dissocier de la conjoncture des USA. À présent, le terme est à nouveau utilisé dans d’autres circonstances.
Actuellement, le decoupling concerne avant tout la relation entre les USA et la Chine ?
Oui, absolument. Avec la campagne de Donald Trump, cette relation a pris davantage d’importance en politique économique. Trump parlait de taxer toutes les importations chinoises d’un impôt de 45% si la Chine ne devenait pas un partenaire de commerce équitable. Concrètement, il faisait référence à l’excédent commercial chinois avec les USA, ainsi qu’au manque de protection de la propriété intellectuelle.
Et quelle fut la principale stratégie derrière ces mesures concrètes ?
Avec la voie prise contre la Chine, le candidat Trump visait avant tout les électeurs sans formation des hautes écoles et ceux de la « ceinture de la rouille » qui étaient concernés par le déclin, c’est-à -dire le retrait et la transformation des industries manufacturières. Son conseiller Steve Bannon qualifiait le libre-échange avec la Chine d’« idée radicale » et déclara après les élections que le « nationalisme économique » serait un des éléments de base de l’administration Trump.
Qu’entendait-il exactement par nationalisme économique ?
En tant que président, Trump a vite décrété ce que signifiait « America first » dans les relations commerciales avec la Chine : à partir de 2008 a commencé une guerre commerciale au cours de laquelle les USA imposèrent des taxes sur diverses importations provenant de Chine et sanctionnèrent les entreprises chinoises telles que Huawei, desquelles la partie adverse s’est évidemment vengée.
Certes, un accord entre les États a été signé au cours de la dernière année de Trump qui oblige la Chine à réduire son excédent commercial avec les USA et à acheter des marchandises américaines supplémentaires pour plusieurs milliards. Plusieurs mesures de l'ère Trump sont encore en vigueur.
Où voyez-vous les avantages d’un « decoupling » des USA ?
Un découplage complet de la Chine ne semble pas possible tant du point de vue politique qu’économique, si bien qu’on peut tout au plus spéculer sur un « decoupling » sélectif et ses avantages. L'administration Trump avait à ce sujet promis plusieurs choses à ces électeurs, en particulier plus de postes de travail et un déficit commercial moindre avec la Chine. Il ne serait certainement pas faux de réduire les dépendances dans certains secteurs comme nous l’a appris récemment la pandémie de covid-19.
Quels sont les désavantages d’une politique de « decoupling »?
La plupart des économistes attirent l'attention sur les coûts économiques élevés et bien sûr sur le fait que la politique de la libéralisation économique sera remise en question. Longtemps, l’espoir a aussi été nourri de pouvoir engendrer un changement politique en Chine en la rendant plus dépendante et par le fait qu’elle s’ouvre.
Que coûte tout cela ?
Je ne suis pas économiste, ce pourquoi je me permets de renvoyer à une analyse très citée de la chambre de commerce des USA de février de cette année. Il y a été calculé que l’économie américaine perdra d’ici à 2025 190 milliards de dollars américains par année si des taxes de 25% sont prélevées sur l’ensemble du commerce avec la Chine. À cela s’ajouteraient les gains perdus sur le marché financier et la perte des chiffres d’affaires potentiels des entreprises américaines en Chine. Rien que pour l’industrie des produits semi-finis, le rapport de la chambre de commerce évoque la perte de 100 000 emplois aux USA.
Est-ce tout ou y a-t-il d’autres « dommages collatéraux », si je peux ainsi dire ?
Ce qui ne peut pas être calculé est l’importance de la perte de confiance dans les USA en tant que partenaire commercial pour le reste du monde. « Ma » branche souffre également : étant donné qu’il est devenu plus difficile pour les étudiants et les chercheurs chinois d’obtenir un visa, ils renoncent aux universités américaines. Pour les universités, cela implique un préjudice financier, mais aussi au niveau des idées - toute haute école aimerait pouvoir participer à la concurrence globale pour les meilleurs talents dans la recherche et renonce à contre cœur au pool de talents chinois.
S’agit-il d’un processus purement à sens unique ? Devons-nous nous concentrer uniquement sur les USA ?
Non, les experts disent que la Chine tend elle-même depuis des décennies à réduire les dépendances et donc à exercer un « decoupling » sectoriel. Ce fait a été illustré récemment par le rapport élaboré en commun par la Berliner Denkfabrik Mercator Institute for China Studies (MERICS) et la chambre de commerce européenne à Péking qui représente 1700 entreprises de l’UE en Chine. Un exemple de la propre politique de « decoupling » de la Chine est le programme « Made in China 2025 » par lequel la dépendance à la technologie étrangère est réduite et les champions nationaux sont formés. De plus, nous observons aussi, au plus tard depuis la pandémie de covid-19, que les pays qui ont critiqué la guerre commerciale américano-chinoise repensent de plus en plus la dépendance face à l’étranger, du moins dans les secteurs critiques. Les termes tels que « « relocalisation » ou « déglobalisation » en sont la preuve, tout comme les discussions autour de la régionalisation des chaînes d’approvisionnement ou la création de chaînes d'approvisionnement alternatives. Le rapport cité de la chambre de commerce européenne parle justement dans le domaine des technologies du fait que l’Europe doit s’engager davantage dans ce domaine et réduire les dépendances.
Après l’ère Trump et l’élection de Biden en tant que président des US : est-ce que la tendance va se poursuivre ?
Le ton à Washington a changé du tout au tout, mais le président Biden n’est revenu en arrière que pour peu de mesures prises par Trump en ce qui concerne les relations avec la Chine. L’administration qui n'est plus si nouvelle veut se laisser le temps avant de formuler une nouvelle stratégie, mais a déjà envoyé des signaux clairs comme quoi nous ne retournerons pas à l’état d’avant la présidence Trump. Le président Biden n’a pas non plus dissimulé ce qu’il pense des dirigeants chinois.
OĂą voyez-vous ces signaux clairs ?
Un signal clair est par exemple l’« Executive Order » que Joe Biden a signé en février et qui est sous le signe de la diversification des chaînes d'approvisionnement. Concrètement, il s’agit d’évaluer dans quatre domaines les dépendances des chaînes d'approvisionnement, soit les puces d’ordinateur, les batteries pour les véhicules électriques, les produits pharmaceutiques et leurs substances actives ainsi que les minéraux utilisés pour les produits électroniques. Les répercussions de cette analyse de 100 jours ne sont pas définies, mais du fait que le président a déjà mentionné d’éventuels nouveaux emplois, on peut en conclure qu’une « relocalisation » pourrait faire partie des éventuelles conséquences. Ici, il devrait pouvoir compter sur le soutien des républicains dont les figures clés ont adopté la rhétorique trumpiste du nationalisme économique.
Les États tels que la Suisse devront-ils un jour se décider entre la Chine et les USA ?
Les USA utilisent toujours leur position pour influencer la collaboration entre les États, par exemple en suspendant leurs relations ou en provoquant des sanctions internationales. La question est moins de savoir si cela se passera aussi avec la Chine, mais plutôt dans quelle proportion et jusqu’où les États-Unis peuvent se le permettre, en fonction des propres pertes en cas d’une telle stratégie.
Qu’est-ce que cela signifie pour un accord de libre-échange entre la Suisse et les USA ?
Pour le moment, les USA ont d’autres priorités. Lutter contre la pandémie et maîtriser les conséquences économiques ont la plus haute importance pour l’administration Biden. Avant les élections, on spéculait pour savoir si la Suisse serait plus susceptible de faire un geste sous un président Trump que sous Joe Biden. En effet, sous Trump, les choses ont évolué moins vite qu’espéré. À présent, le gouvernement actuel ne mettra en route de nouveaux accords qu'avec hésitation bien qu’un processus bilatéral ait au moins plus de perspectives qu’un accord de libre-échange transatlantique.
19ème Symposium Swissmem
Dans le cadre du symposium Swissmem intitulé « Découplage - risques et opportunités », des experts discuteront le jeudi 26 août 2021 du découplage des principaux marchés commerciaux suite à l’évolution politique à l’échelle mondiale et mettront l’accent sur la situation aux États-Unis, en Europe et en Chine.
Au moyen d’exposés et de discussions professionnels, les spécialistes analyseront les perspectives pour les entreprises de l’industrie manufacturière suisse et présenteront des options d’action potentielles.
Le séminaire est tenu en allemand. Informations et inscription sur swissmem-symposium.ch.