Que faites-vous exactement ?
Dans l’entreprise dont je fais partie, Systems Assembling SA, nous ne fabriquons pas d’armes. Nous fabriquons différents appareils, des ordinateurs, des câbles et des bobines, qui sont utilisés à des fins civiles, par exemple dans l’industrie médicale, mais aussi intégrés dans des systèmes d’armes.
L’UE mobilise désormais des centaines de milliards d’euros pour les dépenses d’armement. La Pologne investit 5% de ses dépenses totales dans la défense. On a l’impression qu’une guerre se prépare. Beaucoup de gens en Europe ont peur, même d’une guerre nucléaire. Cela vous préoccupe-t-il ?
Oui, absolument. Mais plus la dissuasion conventionnelle est faible, plus l’escalade est probable. Cela a toujours été ainsi dans l’Histoire : là où il y a une vacance du pouvoir, quelqu’un fait du forcing.
L’industrie tech suisse produit également du matériel d’armement, par exemple des pistolets et des véhicules blindés. Que fait l’industrie suisse de l’armement ?
Il y a beaucoup de PME qui ont une production mixte : elles produisent des biens pour l’industrie de l’armement et des produits similaires pour des applications civiles, comme des ordinateurs ou des bobines. Des produits identiques qui, avec peu de modifications, deviennent justement des produits militaires.
L’industrie suisse de l’armement a en fait été « désarmée » au cours des 30 dernières années. Des entreprises qui appartenaient à la Confédération ont été vendues à des firmes étrangères. La Suisse possède-t-elle encore sa propre industrie de l’armement ?
Je répondrais clairement par la négative.
Donc, plus d’industrie suisse de l’armement en Suisse. Diriez-vous qu’elle n’existe plus ?
Il y a encore des choses qui sont fabriquées, mais plus rien qui soit produit uniquement en Suisse. Dans ce pays, l’environnement est hostile à l’armement – sans compter que nous avons des incertitudes juridiques. J’ai longtemps travaillé dans un groupe anglais, Aerospace & Defence, avec environ 70% de civil et 30% d’armement. Or, dès le début des années 2000, nous ne prenions plus la Suisse en compte lorsqu’il s’agissait d’investissements liés à l’armement.
Malgré les compétences technologiques élevées de la Suisse ?
Oui ; car celles-ci ne servent à rien si on ne peut pas exporter les produits et si le marché suisse est proche de zéro.
On pourrait se dire que la Suisse n’a pas besoin de produire elle-même du matériel d’armement, qu’elle peut simplement l’acheter.
Oui, c’est une possibilité – qui comporte deux inconvénients. Le premier concerne les coûts : il faut réfléchir à la quantité de réserves dont on a besoin. Et quand ça « pète », est-ce qu’il y a encore du stock ? Combien de pièces de rechange doit-on avoir, combien de munitions ? Qu’est-ce qu’on doit pouvoir réparer soi-même, etc. etc. Cela finit par revenir cher. Et le deuxième inconvénient, c’est qu’il n’y a pas de garantie. Lorsqu’une crise survient, les États-nations regardent d’abord, et très rapidement, pour eux-mêmes, comme nous l’avons vu avec le Covid. Alors que si l’on fabrique soi-même de l’armement, on est en situation d’interdépendance. Or, dans les affaires internationales, c’est toujours mieux ainsi. Si l’on n’a pas d’industrie de l’armement, on ne pourra pas mener de négociations en cas de crise, car on n’a rien à proposer. Et ce dont on a besoin, par exemple des munitions, tout le monde le veut.
Aujourd’hui déjà , en matière d’armement, la Suisse est « évincée » : l’Allemagne ne veut plus acheter chez nous.
Le terme qui circule désormais en Europe est « swiss free » : pas de produits d’armement fabriqués en Suisse. Les autres États ne veulent pas dépendre de ce qui sera décidé après-demain à Berne. Dans l’industrie, il faut des fournisseurs qui peuvent livrer pendant 30 ans et plus. Or la Suisse a subi une perte de confiance totale : nous sommes perçus comme un État juridiquement précaire.
C’est pourquoi les entreprises suisses délocalisent leur production d’armement à l’étranger.
Oui, ça marche comme cela maintenant. Je connais beaucoup de gens dans cette industrie et je pense que presque tout est déjà délocalisé.
La loi suisse sur le matériel de guerre interdit aux clients étrangers de l’armement de revendre les produits suisses. Et le Conseil fédéral l’applique de manière restrictive, même pendant la guerre en Ukraine.
Ça a été le cas des munitions que les Allemands ont achetées pour leurs chars Gepard. Ensuite, il y a eu le cas de l’Espagne avec des canons antiaériens, puis celui des véhicules blindés de Mowag.
Les États ont désormais réalisé qu’ils avaient un problème avec les produits suisses : ils ne veulent pas acheter de matériel d’armement et être ensuite dépendants de la politique suisse.
En fin de compte, nous avons besoin d’équipements militaires aussi pour notre propre armée. À Berne, les débats sont vifs sur ce que cela peut, devrait, voire doit coûter. Swissmem demande que nous fassions passer nos dépenses d’armement de 0,7% à 1% du PIB.
On pourrait peut-être partir des 2% de l’OTAN. Mais même avec 2%, on ne construit pas une armée ; on l’entretient tout juste. C’est pourquoi on parle maintenant de 3 à 5% – pour Trump, ça doit être 5%.
En Suisse, nous parlons de 1% du PIB...
Nous en sommes à 0,7%. Si l’on compare cela avec les autres pays, nous sommes à un niveau plus élevé, car notre armée de milice est en grande partie payée par l’économie privée via les salaires. Cela n’est pas pris en compte dans les autres pays, où c’est l’État qui paie tout. Il est donc possible que nous soyons déjà à 1%. Mais cela ne suffit absolument pas pour reconstruire notre capacité de défense dans un délai raisonnable.
Deux exemples : au lieu des 36 avions de combat F-35, il nous en faudrait 72, comme l’a expliqué sur 300 pages le divisionnaire Claude Meier dans son rapport. Quant à notre système de défense antiaérienne Patriot, il couvre 14 000 kilomètres carrés. Mes collègues romands m’ont déjà demandé où nous allions le déployer : à Zurich ou en Suisse romande ? 1% du PIB ne suffira pas !
Y a-t-il suffisamment de matériel ? Tout le monde veut acheter de l’armement maintenant.
Sur le principe, c’est trop tard pour nous : c’est désormais un marché de vendeurs. On le voit déjà avec des choses banales comme les prises militaires : nous en avons commandé en Allemagne, mais on nous a fait patienter. La Suisse n’est livrée qu’une fois que tous les autres se sont servis.
Stefan Brupbacher, le directeur de Swissmem, soutient la proposition du conseiller aux États Benedikt Würth d’augmenter temporairement la TVA de 0,9% – pour l’armée et la 13e rente AVS.
Cette proposition ne m’enthousiasme pas vraiment. Limitée à cinq ans, ce n’est pas une solution durable.
C’est précisément ce qui est politiquement réalisable.
On a la possibilité de réduire d’autres dépenses, ce qui devrait pouvoir se faire avec un budget fédéral de 90 milliards. Mais le problème principal est que cela nécessite trop de temps. Il aurait fallu s’y prendre plus tôt.
Cela semble très pessimiste.
Pessimiste pour la Suisse, oui. Nous nous trouvons dans une situation inconfortable.
Nous, les Suisses, sommes tout de même entourés de pays de l’OTAN, hormis la petite Autriche qui fait exception. Beaucoup pensent qu’il ne nous arrivera rien.
C’est exactement ce qu’a voulu dire l’ambassadeur américain lorsqu’il a parlé de « trou dans le donut ». Sauf que le donut se compose principalement des Américains. S’ils ne sont plus en Europe, nous n’aurons plus de donut autour de nous... La Bundeswehr allemande n’est pas plus opérationnelle que notre armée.
Quelle est votre expérience avec les gens de l’industrie et les personnalités politiques dans les pays de l’UE ? Comment eux voient-ils la Suisse aujourd’hui ?
Comme une profiteuse. Au sein de l’UE, on assiste désormais à un changement de mentalité, qui dépasse même parfois les clivages idéologiques – ce qu’on ne constate pas encore chez nous.
Croyez-vous notre politique capable de gérer le tournant d’époque ?
Non, pas vraiment. Je pense que c’est en partie inhérent au système : notre Confédération a l’habitude de gérer avant tout la redistribution des richesses, mais la réflexion stratégique et le leadership sont moins à l’ordre du jour. Sans oublier que s’ajoutent à cela les longs processus décisionnels démocratiques.
Peter Huber, une dernière question. Au début, je vous ai qualifié de marchand d’armes. C’était bien sûr aussi pour vous défier. Pensez-vous qu’il y aura un jour un monde sans armes ?
L’Histoire ne fournit aucune évidence en ce sens. Nous l’espérons toutes et tous, mais ce n’est certainement pas pour demain. Pour l’instant, le monde prend la direction opposée – malheureusement.
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